Cette séance fut plus longue : marathon de 5h30 avec, à la clé, l’écriture d’une nouvelle.
Lectures qui ont ponctué la séance : « Seul le vent » poème de Laurent Gaudé, extrait d’ « Une chambre à soi » de Virginia Woolf, extrait de « Joseph » de Marie-Hélène Lafon, extrait de « Dans la main du diable » de Anne-Marie Garat, extraits de « Neuf histoires et un poème » de R. Carver
L'empreinte
Je ne sais plus. Que lisais-je déjà ? Moi qui aime tant lire, qui notifie scrupuleusement chaque impression de lecture, comment ai-je pu oublier précisément celle-là ?
Au-dessus de ma tête, le vent faisait danser les branches des arbres. Il était bienveillant. Il faisait silence en moi. Tout s’était éteint alentour, à l’exception du vent qui soufflait doucement sur les pages de mon livre pour me rappeler sa présence. Peut-être voulait-il me distraire. Mais ses tentatives restaient vaines, j’étais imperturbable. Perdue dans un ailleurs créé par un autre, je me laissais bercer par les mots, les images que le récit faisait naître dans mon esprit. Le paysage que mes pensées traversaient m’échappe, mais je me souviens de la sensation : je voyageais, immobile, dans un écrin de verdure préservé de toute temporalité. Je parcourais le monde à l’abri dans mon corps.
Comme j’aimais lire dans cette clairière ! Il m’arrivait de lire ailleurs, bien sûr, par exemple chez moi le soir, comme tout le monde. Mais c’est ici, me semblait-il, que je lisais le mieux : dans cet endroit du parc, reculé, difficile d’accès, que j’atteignais après de farouches efforts pour ne pas être dérangée. Et je ne l’étais jamais. A dire vrai, je ne l’avais jamais été, jusqu’à ce jour.
J’aime les gens et leur compagnie. Mais, pour être honnête, lorsque je le peux, dès que je le peux, je recherche la solitude. Et dans ce lieu, je la trouvais toujours, comme une vieille amie qui n’avait pas besoin de mots pour partager ma présence. C’était le cadre idéal pour une évasion imaginaire et je m’y adonnais, dès que l’occasion se présentait, avec délice.
Tout était comme à l’ordinaire ce jour-là : le vent, le silence. Mon dos était calé au creux du même arbre. J’avais un livre dans les mains et le visage perdu dans les pages de l’épais volume. Pourquoi mon esprit a-t-il été rappelé alors que rien n’était advenu pour le distraire ? Je ne sais plus. Je me souviens seulement que le vent avait cessé soudain de jouer avec les pages de mon livre, comme s’il avait cédé la place, pour un temps, à une autre présence. Dans tout ce silence, ce jour-là, j’ai levé les yeux avec le sentiment inhabituel, irrationnel, de ne pas être seule.
Ce sont ses pieds que je vis d’abord. Ils étaient nus dans l’herbe, petits et anormalement larges. Je pouvais les détailler nettement entre les brins de verdure. Il me semblait que la peau très blanche reflétait légèrement la couleur de l’herbe qui s’enroulait amoureusement entre les orteils ronds et les chevilles étroites. Ainsi, les veines qui s’entrelaçaient sous la peau fine ondulaient en une arborescence toute végétale. Les pieds étaient posés sur le sol, un peu rentrés vers l’intérieur, dans une position qui évoquait la timidité, l’enfance, l’hésitation, que sais-je ? Mon regard remontait aux chevilles, puis aux mollets et aux genoux et je me demandais – surprise de me poser une question aussi incongrue lors d’une telle rencontre : comment de si petites articulations pouvaient-elles supporter de déplacer des pieds aussi larges ?
J’avais devant moi un être minuscule qui m’observait en silence. J’ai cru d’abord à une statue qu’un invisible plaisantin aurait posée là, profitant de ma lecture pour me surprendre. Le regard ne me quittait pas. L’idée m’est venue un instant de replonger dans mon livre pour lui faire baisser les yeux et peut-être faire disparaître cette dérangeante apparition. Sourdes à cette pensée, mes mains se sont refermées sur les pages. En réponse, l’être s’est animé, a fait un pas, puis un autre. Le froissement ténu de l’herbe sous ses pieds était le seul son qui parvenait à mes oreilles.
J’attendais, consciente que le moindre mot, le moindre geste, pourrait briser la magie de l’instant. L’être s’est arrêté à mes pieds. Je me souviens que je gardais les jambes bien repliées contre moi pour ne pas risquer de le bousculer. De si près, je pouvais distinguer les traits de son visage, étonnamment assez proches des miens lorsque j’étais enfant. Dans ses cheveux en bataille, des feuilles et des fleurs étaient nouées dans un ordre anarchique, tenues ici et là par de petits bouts de bois dont la couleur se mêlait aux nuances de la chevelure. Ce n’était pas une fillette, mais un être sans âge dans un corps miniature qui se tenait face à moi.
Je détaillais cette créature étrange et muette. Une épaule menue sortait de la toilette sommaire qu’elle portait. Les mains disparaissaient dans les plis d’un tissu dont la nature m’était inconnue. La couleur tendait du brun au vert. Il semblait lourd et rêche.
Et puis, j’ai croisé son regard. Au fond de ses yeux d’un azur brumeux, d’un bleu pâle et triste, j’ai vu une lumière étrange, irréelle qui a eu la mystérieuse propriété de lier son esprit au mien. J’ai vu par ses yeux hier et demain. J’ai vu ici et là-bas. J’ai vu des visages et j’ai partagé, sans comprendre pourquoi, leurs sourires. Je me sentais nostalgique et envahie d’une curieuse confiance.
Lorsque je suis revenue à moi, l’être était encore là, immobile dans le silence. Son expression ne trahissait aucune surprise. J’étais figée, paisible. Tout à coup, une main est apparue devant moi, petite et pointue. Elle s’est ouverte sur une fleur couleur d’or. Ses pétales se sont épanouis dans la paume avec une merveilleuse lenteur, répandant de minces rayons de lumière dans la clairière. La main a disparu et l’être avec elle, laissant la fleur flotter doucement jusqu’au sol.
Le souffle coupé, j’admirais un instant les reflets d’or qui dansaient autour de moi : remontant sur le tronc des arbres, coulant le long de chaque feuille. J’ai attendu longtemps jusqu’à ce que le soleil décline et avec lui l’éclat de la fleur. Avant de partir, je l’ai ramassée et glissée dans les pages de mon livre. Je suis rentrée. Le quotidien s’est lancé à mes trousses et avec lui, le doute. Le livre a retrouvé sa place sur l’étagère, au milieu de ses congénères. Je l’y ai oublié. La lecture resta inachevée.
J’ai osé revenir quelques fois dans la clairière au fond du parc. Partagée entre l’impatience et l’appréhension, je ne pouvais plus y lire et l’être ne m’est plus jamais apparu.
Que lisais-je déjà ? Je me suis posé de nombreuses fois la question en me rappelant ce jour. Je me suis convaincue, avec le temps, que je ne lisais peut-être pas. M’étais-je assoupie ? Sans doute. Avais-je rêvé tout cela ? Certainement.
Que lisais-je déjà ? J’ai cessé de me poser cette question. J’ai gardé le silence. J’ai voulu oublier.
Jusqu’à ce soir.
Ce soir, je cherchais dans ma bibliothèque un ouvrage, lu il y a longtemps, dont je voulais relire quelques passages. En feuilletant un livre au hasard, j’ai retrouvé, entre ses pages, une fleur séchée dont la couleur passée a laissé sur le papier l’empreinte d’une ancienne lueur.
Chère Alexandra, je suis saisie, comme tombée en abîme, dans un profond silence. Je goûte l'émerveillement, le temps est suspendu.
RépondreSupprimerIl y a cette fleur dans mon cœur qui brille encore...