jeudi 18 juillet 2019

Retour de lecture sur "Les Gratitudes" de Delphine De Vigan


Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois par jour vous disiez merci ? Merci pour le sel, pour la porte, pour le renseignement ? Merci pour la monnaie pour la baguette… 
Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois dans votre vie vous aviez réellement dit merci ? Un vrai merci. L'expression de votre gratitude, de votre reconnaissance, de votre dette. À qui ? Au professeur qui vous a guidé vers les livres ? Au jeune homme qui est intervenu le jour où vous avez été agressé dans la rue ? Au médecin qui vous a sauvé la vie ? À la vie elle-même ?

Ce roman parle de la fin. La fin de la communication préfigure la fin de vie. Dans ce point final de plusieurs pages, il est raconté des vies. Celle de Michka d'abord, une vieille dame, de Marie et de Jérôme son orthophoniste. Ce n'est pas un roman-bilan, mais un repli sur l'essentiel à ce moment où chaque seconde compte, ou bien une ouverture ultime avant l'absence. Les deux sans doute.

Le temps passe, les corps se fripent, les mémoires se souviennent et se nourrissent de cette vie qui continue sa course en prenant de moins en moins en compte les vieux... Et ce roman est une espèce de course : contre le temps, contre la déchéance, avant la séparation inéluctable. C'est aussi une course après les mots. Ce sont eux que Michka perd. Et ça lui fait peur, ça la tétanise. Ancienne correctrice, elle connaît la valeur des mots. Cette perte lente cristallise quelque chose de décisif. Elle doit transmettre un mot avant de partir : merci. Dire sa gratitude à des gens qui l'on sauvée dans un passé lointain - un presqu'hier à cette heure où le temps de vient tellement relatif. Un "vrai" merci donc.

Les mots ont de l'importance. Il y a un impératif à les dire - même déformés par la mémoire, par la voix chevrotante ou par l'écriture - avant que l'on ne puisse plus et qu'ils pèsent sur les consciences... 
Derrière cette vieille dame, on retrouve en filigrane une métaphore de l'écrivain à l'œuvre, harcelé par la peur de ne pas avoir le temps de poser sur le papier son histoire... ses histoires.

Les mots s'effacent et les conversations se disloquent. Malgré le contexte réaliste de la vie en Ephad, la dignité côtoie des passages dialogués tendrement drôles.
Les mots manquent, les titres échappent : Marie n'est pas la fille de Michka et Jérôme n'est que son orthophoniste, mais leur présence déborde de ces cases vides. Les liens se composent, se tissent et se renforcent jusqu'au dernier instant. Au-delà même.

Entre deux paroles, il faut aussi s'habituer au silence qui prend sens. Il dit la peine, l'embarras, la complicité, l'émotion. Il est porteur de gratitude lui aussi. Une pression de la main. Un regard. Un sourire et le plus important est dit de manière muette.

Les rêves de Michka enfin. La vieille dame retrouve un espace de liberté dans ces parenthèses oniriques. L'entrave de l'âge s'évapore un instant, le corps danse et les mots rejaillissent.

Un très beau texte qui se dévore et qui chamboule.

"Merdi" à la libraire La Petite Marchande de Prose (Sainte-Savine - 10) dont l'avis posé en couverture de l'ouvrage m'a donné envie de découvrir ce récit.

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