Lunaire

Elle est là, devant moi. Mais son regard est ailleurs. Son corps est immobile, entièrement happé par la vision qu’elle s’invente. Je suis fascinée que ce monde, bruyant et animé, ne parvienne pas à la retenir. Par quel truchement parvient-elle à s’extraire de cette pièce  qui, moi, me colle au réel ? J’aimerai la suivre dans cet ailleurs qui n’existe que pour elle, que je ne connais pas et en même temps, j’ai peur. Elle est encore si petite pour entreprendre un tel voyage. Elle n’a pris aucun bagage. Retrouvera-t-elle le chemin du retour ?

J’attends qu’elle revienne en croisant les doigts. Mais elle paraît bien là-bas. Je la rappelle doucement. Elle n’entend pas ce que je dis. Une caresse sur le bras ne me la ramène pas. J’ai peur. Manon, à côté de moi, sans croiser mon regard, lance brutalement : « Ben alors, Méliss, t’es là ?! » Aussitôt, le regard de Mélissa fait le point sur nos visages, comme si elle ouvrait les yeux dans une pièce lumineuse après un long sommeil. Elle est là et son visage se durcit tout à coup : « Ben, qu’est-ce qui y a ? » Elle est là, à nouveau, avec nous. Identique. Inchangée.

Le voyage est fini. Mais demain ? Tout à l’heure ? Si elle part encore ? Je cherche un moyen, non pas de la retenir, mais de la faire revenir avec plus de douceur. Et puis, je réalise qu’elle pourrait bien ne pas partir vraiment si je lui donnais de quoi construire un pont solide. Elle pourrait nous montrer ces mondes qu’elle parcoure, faire le portrait de ceux qu’elle y rencontre. Ce serait l'accompagner un peu. Alors, je prépare un petit objet, ordinaire, un seul.

Avant de le lui donner, je m’assure qu’il fonctionne bien. Il n’est pas très joli, j’ai pris le premier que j’ai trouvé dans ma hâte. Pourvu qu’elle veuille le prendre ! Elle est encore là, pas encore repartie ou sur le point de le faire. Avant que ses yeux ne se couvre d’un voile, qu’elle jaillisse dans ce lointain qu’elle s’invente, je lui confie de quoi faire le lien, un outil, l’unique où elle posera ses mots, ses traits. Le fil. Je glisse dans ses mains un stylo.