dimanche 21 février 2016

La déchirure


On porte tous en soi une blessure. Tous. Quelque chose qui nous marque et ne nous quitte jamais. Ce peut-être la perte d'un être cher ou celle, plus triviale en apparence, d'un objet dans lequel nous avions mis une part de nous-même. Un rêve brisé ou des amours déçues. Nous avons tous cette petite déchirure dans l'armure, que l'on masque du mieux que nous pouvons, mais qui est là et qui se rappelle à nous les soirs de fatigue. La vigilance tombe et elle se fraie alors une place dans nos cauchemars, cette douleur. Elle s'évapore au matin et nous laisse tout le jour, en souvenir, un goût amer.


Mes personnages sont ainsi : pas des héros, malgré leurs "différences", mais des êtres ébranlés par la vie. Un choc ou un détail. Il n'est pas question de les juger. Ce sont simplement des êtres comme nous. Ils ont des défauts, des travers. Ils pleurent, souffrent, ont peur. Comme nous. Ils rêvent et espèrent. Ils attendent de la vie leur part de bonheur. Comme nous.

Ils ont une histoire, qu'ils m'ont contée par bribes. Au début, ils n'étaient que beauté. Ils tenaient la posture, fièrement. Par pudeur ou par défiance, il m'ont caché leurs faiblesses. Ils voulaient faire bonne impression. Peut-être avaient-ils peur que je ne les repousse s'ils n'étaient pas parfaits, ces personnages qui émergeaient de nulle part. Et pourtant...

Avec les années, ils ont appris à me faire confiance et l'air de rien, au détour d'un chapitre, sur un détail anodin, ils ont laissé des indices, comme des cailloux sur le chemin. Je n'ai pas remarqué au début les appels à l'aide, les mains tendues. J'ai mis du temps à comprendre. Et puis, progressivement, ils me sont apparus tels qu'ils sont vraiment. J'ai compris leurs passés, leurs mines sombres quelquefois, leurs regards tristes perdus dans de lointains souvenirs, les changements d'humeur brutaux, les accès de colère, les silences gênés. J'ai compris tout cela et je les ai aimés plus encore. Pour leurs beautés et leurs imperfections. Pour leurs douceurs et leurs violences.

J'ai pris à bras le corps leur passé douloureux, l'ai couché sur le papier, comme pour le maîtriser. Il était chez moi et n'avait plus de pouvoir dans mon univers. Il a baissé les yeux, piteusement. Il avait compris. Les personnages m'ont regardée faire avec appréhension. Puis, lorsqu'ils s'en sont sentis prêts, ils se sont allongés eux aussi sur la feuille et j'ai pansé leurs plaies, comme une mère-loup, avec mille précautions. Ils n'étaient plus seuls, quelqu'un s'occupait d'eux. Peu à peu, ils se sont relevé, plus vaillants, prêts à vivre. C'était une victoire, mais j'avais encore à faire.

Avec mon crayon, j'ai dessiné, autour de leur corps en rémission, un décor accueillant, des amis, des bras tendres pour les serrer le soir. Ils avaient besoin maintenant d'autre chose que de moi. J'avais joué mon rôle. Il fallait qu'ils vivent. Ultime cadeau, je leur ai même inventé une fin. Je ne sais si j'aurai le temps de l'écrire. Mais eux la connaissent déjà. Leur vie est toute tracée, ils le savent, et s'achèvera, comme elle a commencé : dans la beauté.

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